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Le cadavre de l’amiral Jannas avait été jeté dans une grande fosse, s’ajoutant à ceux de son aide de camp, de ses domestiques et de ses gardes du corps. Nettoyée à la hâte, la villa devint le logement de fonction du nouvel amiral de la flotte, proposé par Khamoudi et nommé par l’empereur. Gros consommateur de drogue, ce vieux marin était ravi de sa promotion inattendue et ne gênerait en rien le Grand Trésorier.
Les dignitaires hyksos ne crurent pas un mot de la version officielle, mais nul n’osa enquêter pour établir une vérité facile à deviner : menacé de déchéance, Khamoudi s’était débarrassé de Jannas.
À présent, une seule question se posait : avait-il agi ou non sur l’ordre de l’empereur, invisible depuis plusieurs jours ?
Beaucoup pensaient qu’Apophis agonisait. Certains proposaient de se rallier à Khamoudi, d’autres de le supprimer, mais qui placer sur le trône ? Aucun militaire ne jouissait de la réputation de Jannas. Déjà, des clans se formaient, prêts à s’entredéchirer, lorsque la nouvelle se répandit : l’ensemble des responsables de l’armée était convoqué à la citadelle.
Considéré comme le bras droit de Jannas, un général de charrerie tenta de quitter Avaris en embarquant sur un bateau de commerce. Peu importait la destination. Il s’éclipserait dans le premier port venu et se ferait oublier.
Mais le capitaine refusa de prendre à son bord ce passager imprévu et alerta la police, qui le conduisit aussitôt chez Khamoudi.
— Tu es un traître et tu mérites la mort, jugea le Grand Trésorier. Je te laisse le choix : ou bien tu dénonces les complices de Jannas et tu auras la tête tranchée, ou bien tu refuses de parler et tu seras torturé.
— Je refuse de parler.
— Imbécile ! Tu ne résisteras pas longtemps.
Khamoudi ne se trompait pas.
Le visage brûlé, les membres lacérés, le général donna les noms des partisans de l’amiral assassiné.
Arrêtés chez eux ou dans les casernes, ils eurent la tête tranchée devant leurs soldats.
La salle d’audience de la citadelle était toujours aussi glaciale.
— Grâce à l’épuration, déclara l’empereur de sa voix éraillée, de nombreuses brebis galeuses ont été éliminées. Ne pensez pas pour autant que ma vigilance se relâche. S’il y a encore des partisans de Jannas, ils seront débusqués et châtiés. Ceux qui se dénonceront sur-le-champ bénéficieront de ma clémence.
Un jeune capitaine d’infanterie sortit des rangs.
— Majesté, j’ai eu tort de croire aux paroles de l’amiral Jannas. Il prétendait détenir les pleins pouvoirs, et j’avais envie de me battre sous ses ordres pour affirmer la toute-puissance de l’empire.
— Ta franchise t’évite la honte de la décapitation en place publique. Tu seras égorgé devant le temple de Seth.
— Majesté, je vous supplie de…
— Qu’on coupe la langue de ce traître et qu’on l’emmène.
Le sang du capitaine souilla le pavement de la salle d’audience.
— Le Grand Trésorier Khamoudi est nommé commandant en chef des forces hyksos, annonça Apophis. Ce sont mes ordres, qu’il exécutera fidèlement. Quiconque refusera de lui obéir, sous quelque prétexte que ce soit, sera livré au bourreau.
Ivre mort, allongé sur son lit, Khamoudi peinait pour reprendre son souffle. Jamais encore il n’était passé aussi près de l’abîme. Si Jannas, moins respectueux de la personne de l’empereur, s’était décidé à prendre plus rapidement les pleins pouvoirs, le Grand Trésorier croupirait dans un bagne.
Par chance, l’amiral ne s’était pas montré assez tortueux et avait commis l’erreur fatale de dévoiler à l’empereur ses véritables intentions. Se sentant menacé, Apophis avait réagi avec férocité.
Hostile au déploiement de ses forces, l’empereur tenait à conserver de nombreux régiments dans le Delta et près d’Avaris. Le nouveau généralissime prolongeait donc le statu quo : pourrissement de la situation à Memphis et accentuation de l’effort de guerre en Asie afin de juguler la révolte hittite. Les Hyksos brûleraient davantage de forêts, de cultures et de villages, et massacreraient les civils, femmes, enfants et vieillards y compris, dès que ces derniers seraient soupçonnés de complicité avec les insurgés.
Restaient Ahotep et son petit pharaon ! Ne suivaient-ils pas le même chemin que le prince de Kerma, ce Nubien endormi dans sa lointaine province qui se contentait de son harem et de sa bonne chère ? Si elle était une femme intelligente, Ahotep avait compris qu’elle ne franchirait pas la frontière du sanctuaire hyksos et qu’elle devait se satisfaire du terrain conquis.
Mais ce qu’endurait le vieil empereur, échaudé par l’échec de Jannas, Khamoudi ne le supporterait pas très longtemps ! Il voulait voir cette révoltée à ses pieds, désemparée et suppliante.
Certes, il existait d’autres priorités, à commencer par le développement du commerce de la drogue. Khamoudi s’apprêtait à lancer sur le marché deux nouveaux produits, l’un bas de gamme et peu onéreux que n’importe qui pourrait acheter, et l’autre rare et cher, réservé aux dignitaires du régime. Les marges bénéficiaires seraient telles que le Grand Trésorier doublerait vite son immense fortune.
Jannas disparu, l’empereur vieillissant, l’avenir se dégageait. Demeurait cependant une menace à ne pas négliger. Aussi Khamoudi se confia-t-il à Yima, son épouse dévouée.
— Quelle épouvantable nuit !
En proie à un défilé de cauchemars plus effrayants les uns que les autres, la dame Tany avait souillé son lit à plusieurs reprises, obligeant ses servantes à changer les draps. Même éveillée, l’impératrice tremblait encore en songeant aux torrents de feu qu’elle voyait se déverser sur Avaris.
Au petit matin, elle avait dévoré du gibier en sauce et bu de la bière forte. Aussitôt torturée par les gargouillis de son estomac, elle s’était recouchée.
— La dame Yima souhaiterait vous voir, l’avertit la femme de chambre.
— Cette chère et tendre amie… Qu’elle vienne !
Maquillée à l’excès, Yima minaudait encore plus que d’habitude.
— Vous semblez moins fatiguée, ce matin.
— Ce n’est qu’une apparence, hélas ! Tu avais raison, Yima : ce maudit amiral Jannas m’a jeté un sort. Comme je suis contente qu’il soit mort ! Avec ton mari à la tête de l’armée, la capitale ne craint plus rien.
— Vous pouvez compter sur Khamoudi, Majesté. Lui vivant, aucun Égyptien ne s’approchera d’Avaris.
— Comme tu es réconfortante ! L’empereur ne t’a pas causé d’ennuis, j’espère ?
— Il était trop heureux de se débarrasser de ce Jannas aux prétentions exorbitantes.
— Tant mieux, tant mieux… Mais il faut garder notre petit secret ! Nul ne doit connaître le rôle de notre chère Abéria.
— Soyez tranquille, Majesté, seule circule la version officielle de l’assassinat de Jannas par son jardinier.
— Abéria a-t-elle reçu sa récompense ?
— Mon mari s’est montré très généreux. Quant à votre dévouée servante, elle aimerait vous procurer un remède qui pourrait hâter votre guérison.
— Va vite le chercher !
La sculpturale Abéria pénétra dans la chambre de l’impératrice.
— Toi, Abéria… C’est toi qui connais une potion qui me redonnera la santé ?
— Ce n’est pas une potion, Majesté.
— Alors, de quoi s’agit-il ?
— D’un remède beaucoup plus radical.
Abéria exhiba ses énormes mains.
— Je… je ne comprends pas !
— Le meilleur moyen de préserver notre secret, Majesté, c’est de vous faire taire définitivement. Il paraît que vous parlez dans votre sommeil. C’est trop dangereux.
La grosse femme tenta de se lever, mais les mains d’Abéria se refermèrent sur son cou.
La dame Tany fut enterrée dans le cimetière du palais sans que l’empereur assistât à l’inhumation. Apophis était trop occupé à examiner les comptes que lui soumettait Khamoudi.
— Permettez-moi, seigneur, de vous présenter mes condoléances.
— Personne, et surtout pas moi, ne regrettera cette vieille truie.
Grâce à Khamoudi, la dame Abéria était devenue riche. Désormais, elle ne travaillerait que pour lui.
L’élimination de l’impératrice, dont le Grand Trésorier redoutait l’influence pernicieuse, était un pas de plus vers le pouvoir absolu.
Cette idée-là, Khamoudi se l’interdisait en présence d’Apophis, car l’empereur des ténèbres aurait pu lire dans ses pensées.